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Aerograd – Alexandre Dovjenko

Аэроград. 1935

Origine : U.R.S.S. 
Genre : Estern 
Réalisation : Alexandre Dovjenko 
Avec : Stepan Shagaida, Sergei Stolyarov, Boris Dobronravov, Stepan Shkurat…

Cinéaste aujourd’hui salué par la critique à défaut d’être connu du grand public comme peut l’être Eisenstein, Alexandre Dovjenko est passé à la postérité pour avoir été le réalisateur de trois films dédiés à l’Ukraine (son pays natal) baptisés Arsenal, La Terre et Ivan. Tout de suite après avoir tourné cette trilogie, le réalisateur, également membre du Parti Communiste d’Union Soviétique, partit tourner un premier film hors de sa république : Aerograd. Et tant qu’à sortir de chez lui, il ne donna pas dans la demie-mesure, puisque son film se déroule en extrême-orient, dans la Taïga proche de la mer du Japon. Ce déplacement répond aux attentes du pouvoir soviétique, désireux à l’époque d’exploiter ses ressources orientales, et ce dans le cadre de la vigoureuse industrialisation du pays. Cette initiative prit ainsi la forme d’un esprit pionner un peu semblable à ce que fut la conquête de l’ouest pour les États-Unis, et qui constitue le pilier de cet Aerograd que certains s’empresseront de dédouaner de son aspect propagandiste, tout simplement parce qu’un bon film ne saurait servir une cause aussi abjecte que celle du stalinisme. Et pourtant, le film de Dovjenko est incontestablement un manifeste de la politique de l’Union Soviétique de cette époque fascinante, faite d’un profond enthousiasme pour la construction d’une nouvelle société aussi bien que d’une immense paranoïa pas forcément toujours infondée. Aerograd nous montre ainsi une troupe de bolcheviks menée par le camarade Stepan Glushak (Stepan Shagaida), placée dans la taïga pour préparer le terrain à la construction de la future citée d’Aerograd, dont la construction commencera lorsque les aviateurs de Slushak (Sergei Stolyarov) auront débarqués, c’est-à-dire d’ici quelques jours. La tâche de Glushak et de ses hommes ne s’annonce pas facile, puisque qu’une poignée de traîtres à la patrie se sont ligués contre eux et ont pactisé avec l’ennemi japonais, qui a envoyé deux samouraïs pour aider à la préparation d’un soulèvement populaire anti-soviétique.

Cette propagande, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, s’inscrit dans le contexte du réalisme socialiste, le mouvement artistique officiel de l’U.R.S.S. stalinienne (et le seul autorisé, du reste). A ce titre, on retrouve plusieurs thèmes majeurs, et en premier lieu l’enthousiasme populaire pour l’édification d’une société socialiste. Hormis les dialogues de ses personnages forcément motivés, Dovjenko utilise ainsi des chansons russes spécialement adaptées pour la tâche qui attend les bolcheviks du film. Cet usage de la musique, très marqué, témoigne d’une des composante de la propagande soviétique, qui rappelons-le confia à son détachement militaire musical (les Choeurs de l’Armée Rouge) une importance sans égal dans les pays occidentaux. Véritables piliers de l’enthousiasme montré dans le film, ces chansons accompagnent généralement des mouvements aériens très impressionnants et soulignent la grandeur de la tâche en train d’être accomplie. L’utilisation de “cartons”, ces inserts textuels datant du cinéma muet, complète cette fonction propagandiste en venant mâcher tout le travail de réflexion au spectateur. L’ombre du cinéma muet ne se contente pas de ces cartons et déborde sur le jeu des acteurs, dominé par une théâtralité poussée qui elle aussi sert le jeu de cet émulation socialiste tant recherchée par les bolcheviks. Dovjenko, un réalisateur dont la carrière commença à l’époque du muet, semble ainsi avoir gardé les anciennes conceptions du cinéma, et son travail formel épouse admirablement les idées véhiculées par le film. Des idées qui il est vrai sont caractérisées par une certaine démesure, typique de la tâche que s’était fixée Staline dans ses premiers plans quinquennaux : faire passer une nation arriérée au rang de puissance mondiale. Ceci dans le but de lui donner la capacité de se défendre face à l’impérialisme capitaliste et de battre l’ennemi fasciste qui se profilait déjà à l’horizon.

C’est dans le même ordre de pensée qu’Aerograd illustre son second thème, portant justement sur ces ennemis. Les samourais représentent ainsi la menace portée à l’Union Soviétique par les puissances étrangères, dont le Japon, ennemi séculaire de la Russie, faisait parti. Non content de présenter l’ennemi japonais dans tous ses stéréotypes hystériques, le film de Dovjenko le montre aussi comme l’allié manifeste de tous les contre-révolutionnaires de Russie. Là encore, la modération n’est pas de mise, et les traîtres, qui maintiennent un village entier dans l’obscurantisme, se réfèrent à tout ce qui s’oppose au socialisme : les capitalistes exploiteurs, les gardes blancs tsaristes, les koulaks (ces riches propriétaires terriens destitués par les soviets) et la religion. A l’exception du capitalisme, mentionné au début du film par un samouraï avouant clairement être là pour exploiter les ressources de la taïga, tous ces ennemis sont mentionnés dans un seul monologue, récité par l’un des traîtres au socialisme devant des villageois maintenus dans l’ignorance. C’est bien ce qui caractérise la différence entre l’homme nouveau, socialiste, et l’homme ancien (les “vieux ritualistes” comme ils se désignent eux mêmes dans le film) : le premier est enjoué, il chante, fait la fête, écoute de la musique, vit comme ses camarades et établit le progrès (l’aviation). Le second souhaite dominer, il est contre toute avancée sociale et technologique et il méprise la vie socialiste, qu’il juge “diabolique”. Forcément, la haine entre les deux est grande, et pour être capable de construire Aerograd, les bolcheviks vont devoir combattre les “vieux ritualistes”. Il s’agit là d’une bonne vieille lutte des classes qui devra être accomplie sans pitié, pas même pour un ancien ami ayant le choisi le mauvais côté de la barrière.

Cet sujet, de toute évidence très stalinien, n’est pourtant pas sans évoquer le cinéma occidental. Si l’on oublie toutes les traces de propagande, nous nous retrouvons tout bonnement face à un western, transformé en “estern” par le fait que nous nous trouvons dans la taïga et non au far west. L’exploration d’un nouveau monde magnifique (notons un gros travail sur l’esthétique de la taïga, qui contribue encore à exalter les masses pionnières) est significative, de même que la présence d’un duo de samouraïs (mercenaires ?), de traîtres et d’un village qui est dominé par de gros méchants conservateurs opposés aux valeureux héros révolutionnaires. Même la fin, sous forme de duel, est évocatrice. Ne parlons pas non plus de l’aviation, ce nouveau moyen de transport faisant écho à l’élaboration du réseau ferroviaire dans le vieil ouest… Ce film soviétique des années 30, qui pourrait sembler exotique, n’est donc pas si différent de ce que nous autres occidentaux sommes habitués à voir. Les westerns spaghettis communistes (tels que ceux scénarisés par Franco Solinas, El Chuncho, Le Mercenaire et autres) sont ainsi très proches d’Aerograd, un film qui fait figure de précurseur et qui végète désormais dans les eaux saumâtres du domaine public duquel aucun éditeur ne semble vouloir le sortir. C’est bien dommage, car il s’agit d’un film qui gagnerait à être découvert, ne serait-ce que pour montrer une vision de l’U.R.S.S. stalinienne “de l’intérieur”.

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